On n’ira pas par quatre chemins : Chouf ! est un disque de rock, un vrai, ruisselant des énergies qui irriguent les veines d’un artiste unique en son genre, Hocine Boukella, ici plus charismatique que jamais aux commandes de son groupe Sidi Bemol. C’est le rock en effet qui lui a inoculé un beau jour le virus de la musique, forgeant son désir de chanter et prendre en main une guitare. Retour cinglant à ses premières amours, Chouf ! se présente comme un manifeste électrique échappant aux pièges des modes par sa forme épurée. Et si l’on retrouve bien l’environnement singulier du musicien algérien qu’on connaît depuis près de trente ans, le graphiste – Elho a plus d’une corde à son arc – n’est jamais loin, qui couche sur le papier des textes pensés à la façon de dessins. Souvent au moyen d’une seule image, comme une sorte de petit strip qui dirait tout en un temps très court. Alors, « gourbi », « gnawi » ou toute autre appellation pour définir son idiome : qu’importe… Ici forme musicale et fond anthropologique sont en harmonie pour aller à l’essentiel et dire la vie.
Ce sont d’abord les couleurs, brutes et dépouillées. Deux guitares, une basse et une batterie enregistrées live du côté de Bath en Angleterre, aux studios Real World, sous la direction artistique de Justin Adams. Ce guitariste anglais, connaisseur des traditions musicales africaines et arabes, a su élaborer l’écrin parfait de ce dixième album tendu comme un arc, sous une forme naturellement rock (on nous pardonnera d’insister sur ce qualificatif). Le groupe est resserré autour du leader : deux résidences et quatre jours d’enregistrement auront suffi à élaborer la formule adéquate. Youssef Boukella, le frère bassiste, a embarqué avec lui Maamoun Dehane, son complice batteur de l’Orchestre National de Barbès. Quant à Abdennour Djemaï, compagnon de route au sein de Sidi Bemol, il sait si besoin faire chanter sa guitare électrique aux accents de la musique traditionnelle. On n’oubliera pas l’invité Hakim Hamadouche, virtuose du mandoluth, celui-là même qui accompagna l’ami Rachid Taha durant les quinze dernières années de sa vie. Le menu de Chouf ! est copieux : treize chansons courtes, nerveuses à souhait et teintées de blues, d’une urgence dont on saisit d’emblée le caractère vital. Au bout du compte, on s’aperçoit que le repos n’est accordé que le temps de deux ballades poignantes, d’une saisissante beauté, dédiées aux femmes et à la place qui devrait être la leur dans la société (« Ɛziza Lalla ») ; mais aussi à la jeunesse symbole de l’espoir en des jours meilleurs (« Salam ɛlikum »). La formule sonore est idéale, le coup parfait !
Pour le reste, tous ces poings levés, tous ces appels vibrants, toutes ces absurdités et ces sens interdits pointés du doigt (« Fi Ṛasi « Rond-Point » »), tous ces mensonges dénoncés (« Alef Lila u ḥila »), toutes ces illusions ou désillusions (« Win Darek »)… forment un défilé existentiel, sans bavardages ni fioritures – l’écriture est frappée du sceau de la concision – pour mieux revendiquer des vérités qui dérangent. Une manifestation par le chant, avec tous les risques qu’elle suppose, tel celui de « prendre une raclée » (« Lyum en Baṣi ! »). On l’aura compris : Chouf ! est un appel vibrant au maintien en éveil de nos consciences face aux errances d’un monde en proie à la corruption et à l’omniprésence des religions, quand nos sociétés devraient au contraire se prévaloir d’une quête de savoir et de la prise en compte de l’Autre. Le titre du disque ne dit rien d’autre, d’ailleurs : « regarde ! » On peut se souvenir également que Hocine Boukella est un scientifique de formation. Pour lui, biologie et musique avancent main dans la main, toutes deux ayant pour vocation première l’observation de la vie. Il ne se prive pas, d’ailleurs, de railler le charlatan (« Cheikh Chelwachi ») qui se cache derrière les écrits saints alors que le plus admirable des textes est sans nul doute le « livre de la nature », cette nature qu’on ne saurait comprendre avec des formules magiques.
Observateur des luttes politiques, de leurs cycles infiniment répétés (« Zman Jdid ») et de cette équation tragique qui voudrait que les êtres humains soient comme des arbres dans une forêt attendant le bûcheron qui viendra les abattre, Hocine Boukella n’a pas les idées noires pour autant. Car Chouf ! est aussi un hymne à la liberté, porteur d’optimisme au-delà des vicissitudes de notre époque, il exprime la confiance en les générations à venir qui, plus conscientes que nous, sauront ne pas reproduire nos erreurs passées et présentes. C’est un disque de combat.
Denis Desassis